[DOSSIER] Genèse et histoire de la Game Boy (3ème partie)
2eme partie :
https://www.gamopat.com/2023/01/dossier-genese-et-histoire-de-la-game-boy-2eme-partie.html
La Game Boy ; une œuvre collective
Dans les interviews qu’il a accordées à Florent Gorges Satoru Okada s’attribue la paternité de la Game Boy. D’après lui « la Game Boy selon Yokoi n’avait rien à voir avec la Game Boy que vous connaissez aujourd’hui. […] Dès le début, Yokoi a toujours revendiqué la Game Boy comme une prolongation des Game & Watch. En réalité, lui, il voulait que la Game Boy soit un simple jouet, un peu cheap et sans véritable business model ni ambition. Pour donner une comparaison concrète la Game Boy de Yokoi aurait fait penser à la microvision de Milton Bradley. Je pense que si sa version de la Game Boy avait vu le jour, elle aurait disparu aussi vite qu’une gamme de Game & Watch, après une ou deux saisons d’existence. »
Pourtant avec le recul on ne peut que constater que la Game Boy finale est très loin d’être la Famicom portable rêvée par Okada. Pour cela il aurait fallu qu’elle dispose d’un écran couleur mais aussi de caractéristiques techniques plus ambitieuses. En effet, la Game boy bénéficie d’un processeur complètement différent du CPU Ricoh qui équipe la Famicom, mais a également une résolution graphique et des capacités sonores moindres.
Les programmeurs qui ont découvert la Game Boy comme Jon Ritman qui a codé le jeu Monster Max n’ont d’ailleurs pas du tout été impressionnés par la puissance de la Game Boy : « On retrouve au coeur de la Game Boy un Z80 allégé, un processeur dont j’étais déjà très familier depuis le Spectrum et l’Amstrad CPC. Ils avaient enlevé des fonctions très utiles […] pas de registres d’échange, pas de registres d’index, pas d’instructions d’addition ou de soustraction 16-bits. C’était gérable mais horrible»
Rappelons que le la Game Boy embarque une variante du Zilog Z80, un processeur commercialisé en 1976, qui d’après l’un de ses concepteurs, Masatoshi Shima, était destiné initialement aux imprimantes industrielles et aux caisses enregistreuses. Nul n’avait imaginé chez Zilog que ce composant deviendrait l’une des principales clé de l’émergence du jeu vidéo et de la micro-informatique au début des années 80. Le Z80 est notamment le processeur du Sinclair ZX Spectrum, dont l’architecture est proche de la Game Boy, qui est un ordinateur vieillissant sorti en 1982, aux caractéristiques déjà très spartiates en 1987. Dès lors on peut se demander quel est l’apport réel de Satoru Okada en tant qu’ingénieur en chef responsable de l’architecture de la Game Boy ? On voit mal quel processeur moins puissant qu’un Z80 castré aurait pu être utilisé lors de la sortie de la Game Boy en 1989 ?
A priori le travail de la R&D1 sous la direction d’Okada a consisté à optimiser ce Z80, pour le dédier aux jeux et faciliter la programmation de ceux-ci. Comme l’explique Paul Machacek de Rare qui a notamment codé Donkey Kong land sur Game Boy « on vantait alors la très simple architecture du contenu affichable, avec une simple grille de caractères que l’on pouvait faire défiler à l’écran. Une petite banque de mémoire pour les caractères d’arrière plan, une similaire pour les sprites et une troisième que l’on pouvait répartir entre les animations et les décors. »
Paul Machacek constate que programmer sur la Game Boy était finalement plus confortable que de coder sur d’autres machines populaires des année 80 y compris la NES : « Travailler d’abord sur la NES m’a ramené au MOS 6502, mais la Game Boy m’a permis de retourner au Z80 que je préférais. A certains égards, la Game Boy était un cran au dessus des autres machines que j’avais utilisées jusque là ; l’Amstrad CPC 464 ne pouvait pas faire de sprites et le ZX Spectrum, que j’adore, avait des problèmes de conception. Mis à part l’absence de couleurs, la méthodologie restait très semblable à celle de la NES sur laquelle nous travaillions déjà. »
Okada et ses hommes se sont ingéniés à optimiser le processeur de la Game Boy (un Z80), qui bien que complètement différent de celui de la NES (un MOS 6502), soit conçu de telle sorte que la programmation soit aussi simple que possible et proche de la programmation sur NES. Paul Machacek de Rare résume d’une phrase ; « C’était évidemment un peu moins puissant, mais beaucoup d’astuces utilisées sur la NES pouvaient être transposées ».
En ce qui concerne les capacités sonores le sound chip de la Game Boy est une autre illustration de l’optimisation du processeur. En réalité la Game Boy n’a pas de puce sonore dédiée. Tous les sons sont directement générés par le processeur conçu par Sharp et l’équipe d’Okada, en particulier par « Hip » Tanaka plus spécialement chargé des décisions concernant le son.
Dylan Cuthbert ancien programmeur de jeux Game Boy chez Argonaut Software et futur concepteur de la puce Super FX sur Snes commente : « Le processeur sonore était intéressant. Il disposait d’une gamme de sons utilisateurs dotés d’une vingtaine d’entrées, chacune codée en 4 bits ; il devenait ainsi possible de jouer très rapidement des sons échantillonnés, bien que de très basse qualité. Elle disposait également d’un processeur FM et d’un échantillonneur de bruit. »
Tanaka précise qu’il n’était pas possible de reproduire le sound chip de la Famicom : « C’est Ricoh qui a travaillé sur la Famicom alors que la Game Boy, c’était Sharp. Mais d’une manière générale, on est effectivement parti du sound chip de la Famicom, dont on a légèrement revu les performances à la baisse pour des raisons de taille et de coûts. On avait le même nombre de voix, mais avec des performances plus légères. Cela dit, ça ne s’entend pas trop car j’ai finalement pas mal rusé avec les ingénieurs de Sharp. »
Un autre apport de Satoru Okada est le cable link qui permet de relier plusieurs Game Boy entre elles pour des parties endiablées à plusieurs à Tetris, Tennis, F1 Race ou qui permettra bien plus tard, d’échanger des Pokemon.
Toutefois au delà du hardware, Okada veut que la Game Boy marche dans les pas du succès de la Famicom. Il veut une console pensée pour durer sur le long terme, avec un véritable business model :
« Par exemple Yokoi se fichait que la Game Boy accueille ou non des jeux d’éditeurs tiers. […] Comme j’avais désormais la charge du projet, j’ai fait en sorte de préparer le terrain pour accueillir des développeurs tiers avec un vrai kit de développement , des manuels, un vrai service de support etc... »
Le but d’Okada est d’anticiper, à la lumière de l’expérience de la Famicom, de possibles difficultés et de les prévenir :
« Lorsqu’elle est sortie la Famicom n’était pas censée accueillir les jeux d’éditeurs tiers. Donc quand les Namco et autres Hudson Soft ont frappé à notre porte pour sortir des cartouches, nous n’avions rien de prêt. Nous n’étions pas en mesure d’accueillir des développeurs de l’extérieur. Nintendo n’avait aucun manuel à fournir, aucun contrat de licence à proposer, aucune solution concrète pour l’édition, la distribution, etc. Tout simplement parce que personne n’avait imaginé que cette console rencontrerait un tel succès, au point d’attirer les éditeurs tiers. Et quand ces derniers se sont manifestés, Nintendo a dû trouver des solutions en urgence, en tâtonnant. On a perdu beaucoup de temps, on a fait des erreurs, avant de trouver des solutions pour que le business Famicom se mette vraiment en place. J’avais été observateur de tout cela et je ne voulais pas qu’on rencontre les mêmes difficultés. Il fallait prévoir sur le long terme et se préparer ... ».
Au final la Game Boy est une œuvre collective. Satoru Okada ne propose pas une Famicom portable améliorée. Loin de s’opposer à la vision de Gunpey Yokoi, il a surtout sophistiqué le concept élaboré, dès le départ par le directeur de la R&D1, à la lumière de ce qu’a été l’expérience Famicom. Le projet DMG recycle et optimise des technologies obsolètes : il aura un écran monochrome dot matrix et un Z80 allégé. Hirokazu Tanaka confirme que la Game Boy est avant tout un travail d'équipe :
"Yokoi et Okada ne s'entendaient pas. Malgré tout, ils réalisaient ensemble des choses incroyables. Pour moi ils étaient un peu comme un couple qui se dispute sans arrêt, mais qui est malgré tout porté par le désir commund'aller au boût du projet. Ensemble, malgré les désaccords, ils voulaient le meilleur pour leur progéniture. Parce que pour continuer dans la métaphore, Oui la Game Boy, c'était leur bébé à tous les deux."
C’est probablement en repensant à ses rapports avec Okada que Yokoi a prononcé ces paroles issues de sa biographie:
« Les techniciens sont des gens fiers. Les ingénieurs ont presque tous une haute opinion d’eux-mêmes. Lorsqu’une personne éprouve un besoin, les ingénieurs à l’écoute vont généralement essayer de répondre à son attente en se disant : `Tiens, et pourquoi ne pas également proposer cette option ? Et puis ça aussi ?’ Finalement ils ont tendance à ajouter et à offrir plus que ce que l’utilisateur demandait à l’origine ».
Et Yokoi de définir le boulot de superviseur par rapport à celui de technicien :
« Si vous laissez votre projet à un ingénieur ou à un technicien, il vous réalisera un produit incroyable en se disant:`Tiens et si je rajoutais ça, ça et ça ?'. Mais vous savez les gens ne demandent pas de super produits. Votre société non plus d’ailleurs. Elle a juste besoin de quelque chose de plus vendeur. Autrement dit il vous faut un homme capable de prendre ses responsabilités et de se demander : `De quoi n’a t’on finalement pas besoin?’. C’est cette personne que j’appelle superviseur. »
On peut en déduire qu’une fois rassuré sur la faisabilité technique dans les limites des prix définis par le projet, Yokoi a laissé à Okada l’entière responsabilité de l’aspect technique :
« En leur donnant carte blanche, confie Yokoi, les techniciens se sentiront d’autant plus motivés qu’ils vous soumettront de nombreuses idées nouvelles. Bien entendu, ces propositions peuvent avoir une influence sur le travail des autres groupes, c’est à moi de bien gérer l’avancée du projet en adaptant et guidant toute l’équipe dans une même harmonie. »
En définitive sur le projet DMG Okada s’est chargé de l’architecture et Taki de la partie écran. Yokoi, quant à lui, a veillé à ce que le concept de base soit viable techniquement, mais aussi économiquement . Du reste c’est ce qu’a reconnu lui même Yokoi dans sa biographie :
« Pour la Game Boy mon rôle a surtout été d’aiguiller, de superviser, de conseiller et de vérifier l’avancée des travaux. J’étais Producer ».
Désormais le projet prendra de moins en moins l’aspect d’une famicom portable. Le nom Game Boy, choisi le 1er juin 1988 et inspiré d’un magazine de jeux vidéo, souligne bien sa filiation avec les Game & Watch et le Walkman. Quand on fait remarquer que le nom Game Boy ne veut rien dire Yokoi rétorque : « Et alors ? C’est comme pour le Walkman non ? Visiblement ça ne veut pas dire grand-chose non plus, mais ça n’a pas empêché Sony d’en vendre des dizaines de millions à travers le monde. ».
A l’inverse de la Famicom et de la NES qui sont zonées, Yokoi veut que sa Game Boy soit compatible avec les cartouches , les piles ou les périphériques du monde entier. Izushi résume la philosophie de la R&D1 (dont il deviendra plus tard le directeur) : « nous refusions que notre console soit un épigone de la Famicom. A l’origine le concept de la Game Boy découle surtout de l’évolution que nous voulions donner aux Game & Watch. »
En définitive la Game Boy est une création collective unique et originale ayant son propre charme. La Game Boy a été possible parce que des graines sont arrivées à maturation sur un terreau fertile. C’est le résultat de l’accumulation de multiples petites avancées en matière d’écran Dot Matrix, d’optimisation des puces etc., parce qu’il y avait au Japon un terrain favorable à l’innovation, une concentration d’entreprises spécialisées dans la high tech et des gens capables de concevoir, optimiser, faire avancer des technologies courantes et bon marché. Au lieu d’avoir une cause unique, et un père unique, la Game Boy est née d’une combinaison de capacités, d’idées et de besoins qui coïncidaient. Nintendo était le lieu idéal pour transformer ces idées en inventions. Des idées abstraites se confrontaient aux problèmes techniques, et dans les divisions R&D, dans les couloirs et les cafétérias des Producers théoriciens bricoleurs du dimanche (comme Yokoi) se frottaient à des ingénieurs implacables (comme Okada), des techniciens endurcis et des solutionneurs de problèmes professionnels , ce qui encourageait une fécondation croisée, entre la conceptualisation et l’ingénierie. Les divisions de recherches et développement de Nintendo sont l’archétype de l’innovation à l’ère de l’électronique et du numérique.