[DOSSIER] Genèse et histoire de la Game Boy (4ème partie)
3eme partie :
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Le « jeu naze » est abandonné.
Suite à l’arrêt de la collaboration avec Citizen, sur ordre du Président Yamauchi, Sharp a obtenu le marché de la partie écran du projet DMG. On peut donc imaginer qu’ils sont désormais capables de proposer une technologie comparable et au même prix que celle de Citizen : « Sauf qu’en réalité, affirme Taki, on découvrira rapidement que Sharp n’était toujours pas prêt à nous fournir ce que nous voulions. Et ils ont donc continué pendant plusieurs mois à nous faire tourner en bourrique concernant le matériel, les prix etc. Et ça a pas mal retardé le développement du DMG ... »
Au sein de Nintendo le projet DMG déçoit. C’est un sujet de dérision et de scepticisme. Les prototypes qui circulent font l’objet de moquerie, l’acronyme DMG est détourné en « DaMe Game » (Dame en japonais = mauvais ; Dame Game = Le jeu naze). Une rumeur malveillante insinue que le DMG est la contraction de Damage (c’est à dire de dégât en anglais) et que la réputation de Nintendo subira des dommages irréparables si cette machine voit le jour. La Game Boy ne suscite aucun retour positif. Son écran monochrome, son manque de lisibilité, sa technologie aux capacités réduites qui ne permet pas le portage des jeux Famicom, rien ne trouve grâce aux yeux de ses détracteurs.
Tant et si bien que lorsque, vers le troisième trimestre de 1988, les hommes de la R&D1 présentent le prototype de la Game Boy au Président Yamauchi, celui-ci s’exclame : « c’est quoi ce truc ? On n’y voit rien » […] « Comment veux tu vendre ce truc illisible ? Ca ne partira jamais ! Allez laissez tomber ! ». Yamauchi intime l’ordre à la R&D1 d’abandonner le projet Game Boy et l’équipe du projet DMG est dissoute. Ses membres sont répartis dans d’autres divisions notamment dans la division R&D2 pour aider à concevoir la Super Famicom dont le développement connaît des difficultés et prend du retard.
Taki vit l’abandon de la Game Boy comme une trahison et un sabotage. Il laisse entendre qu’il y aurait d’autres raisons à l’abandon du projet que de simples problèmes de lisibilité de l’écran :
« Tout ce que je peux dire c’est que le projet Game Boy dérangeait certaines personnes en interne. Je tairai leur nom désolé. Mais je suppose que ce sont eux qui, discrètement, bourraient le mou au président pour le convaincre de laisser tomber en lui disant : 'Vous savez ce projet DMG va se planter et provoquer des Damage pour toute la société. Il serait plus sage d’y mettre un terme rapidement'. Ensuite ils ont dû lui expliquer pourquoi ils pensaient que cela ne fonctionnerait jamais, en utilisant des arguments techniques. Mais comme Yamauchi n’y comprenait rien , pour lui ces quelques défauts pourtant non rédhibitoires ont dû lui sembler autant de handicaps insurmontables. Et quand nous lui avons montré notre prototype, au premier souci, il a préféré mettre un terme au projet sans même demander son reste. »
Mais outre la malveillance de collègues malintentionnés Taki estime que le projet DMG n’a jamais vraiment été pris au sérieux par le Président Yamauchi parce que les priorités de la firme étaient ailleurs :
« La Game Boy et la Super Famicom étaient développées en parallèle, dans deux divisions différentes. Le public avait les yeux rivés sur la Famicom, toujours très populaire et l’attente d’une Famicom plus puissante était énorme ! A l’époque Nintendo possédait 90 % des parts de marché et il n’y avait strictement aucune attente pour la Game Boy. Il est donc arrivé plusieurs fois que Yamauchi dise à Yokoi : 'Bah on n’a pas vraiment besoin de ta machine non ?' ».
La console « damnée » devient la console du miracle.
Malgré l’ordre du Président Yamauchi d’abandonner le projet DMG, Yokoi, Taki et Izushi vont continuer à travailler pendant trois mois à l’automne 1988, dans le plus grand secret, avec des techniciens de Sharp afin d’améliorer l’écran de leur Game Boy. Un jour un cadre de Sharp montre à Taki, sous le sceau du secret, un nouvel écran en cours de développement, utilisant la nouvelle technologie STN, qui convient parfaitement aux attentes des hommes de la R&D1. L’écran finit par sortir tout à fait officiellement et les trois hommes reprennent leurs essais chez Sharp en toute discrétion, pour améliorer le rafraîchissement de l’affichage et le contraste. Ils vont confectionner un nouveau prototype qu’ils vont tester avec la complicité de techniciens de l’usine Nintendo d’Uji en lesquels nos trois compères ont confiance et qui seraient susceptible d’en dire du bien au président.
A cette époque, la Super Famicom, qui a été annoncée à grand fracas dans les médias, est sans cesse reportée parce que son développement est plus chaotique que prévu, alors que la concurrence commence à pointer son nez. En effet, la Megadrive de Sega et la PC Engine de Nec s’apprêtent à sortir à la fin 1988 pour concurrencer la Famicom. C’est le moment que choisit Yokoi pour présenter son nouveau prototype de DMG, doté du célèbre écran STN à la teinte vert épinard au président Yamauchi. Celui-ci est forcé de reconnaître que l’écran est désormais suffisamment lisible et valide cette fois le projet.
Comme Taki le précise, si le projet DMG est validé si facilement c’est parce que Yokoi se présente comme un sauveur auprès du Président Yamauchi : « S’il n’avait pas vu d’intérêt à sortir la Game Boy auparavant, outre le problème d’écran et le sabotage, c’était parce que la Famicom se vendait encore très bien et que la Super Famicom était censée arriver rapidement. Sauf que la Super Famicom n’arrivait pas ! Pendant très longtemps Nintendo répondait aux médias : 'Oui oui, La Super Famicom va bientôt sortir !'. Mais à chaque fois, les gens ne voyaient rien venir, et cela déclenchait les foudres des médias qui s’en prenaient au Président Yamauchi. Finalement, s’il a accepté de changer son fusil d’épaule à ce timing, c’est parce qu’il a vu dans la Game Boy un moyen de faire patienter les joueurs. »
Le ciel s’éclaircit et le vent semble désormais souffler dans les voiles de la R&D1 et de son projet DMG. D’autant plus que pour accompagner la sortie de la Game Boy on envisage sérieusement de proposer un jeu qui rend véritablement accros tous ceux qui s’y essaient chez Nintendo. Il s’agit bien sûr de Tetris. Les hommes de la R&D1 y voient immédiatement LE jeu idéal pour leur DMG. Rapidement, avant même d’avoir acquis les droits, la R&D1 réalise un portage sur sa Game Boy. Izushi relate ensuite l’effet produit par le virus Tetris :
« Toutes les personnes qui venaient faire un peu de test play ne décollaient plus de leur écran ! Ils étaient absorbés ! Les autres qui passaient à côté se demandaient quel jeu pouvait à se point les passionner. Et lorsqu’on leur passait la console, eux non plus ne levaient plus le nez (rires). C’était vraiment contagieux. C’est là qu’on s’est dit qu’il nous fallait absolument Tetris pour notre Game Boy. »
Nintendo finit par acquérir en URSS, dans des conditions rocambolesques, les droits de Tetris par l’intermédiaire de Henk Rogers, un entrepreneur américano-holandais connu pour avoir produit le premier RPG japonais « The black Onyx », et président de la société Bullet Proof Software. Il arrive à convaincre Nintendo of America de proposer Tetris en bundle avec la console plutôt que Super Mario Land :
« Si vous ne voulez vendre qu’à des enfants, alors Mario fera l’affaire pour sûr ! Mais si vous voulez vendre à tout le monde, du petit garçon à la grand-mère, alors Tetris sera plus adapté. Tetris s’adresse à tout le monde. Et ça ne vous empêchera pas de vendre du Mario à côté aux enfants. C’est tout bénef ! »
Il est temps de finaliser le produit définitif. Nintendo choisit pour sa Game boy un design épuré et dépouillé, à l’aspect sobre, et opte pour une forme rectangulaire verticale rappelant la télé portable de Sony : le Watchman. La façade est minimaliste : elle se résume à la croix directionnelle inventée Gunpey Yokoi pour les Game & Watch, deux boutons de jeu et les deux boutons pour les commandes start et select, le tout placé de telle façon à ne pas dépayser les utilisateurs de la Famicom. Chez Nintendo la fonction détermine le design. La Game Boy se veut un produit simple, immédiatement accessible et jouable. Elle semble incarner le mot de Léonard de Vinci « la simplicité est la sophistication suprême. » Afin de compléter cet aspect de console « plug & play » Nintendo va ajouter dans la boite des piles et des écouteurs pour que les utilisateurs puissent tous profiter immédiatement des superbes sonorités de la Game Boy renforçant ainsi son image de Walkman du jeu vidéo.
Le 17 janvier 1989 la Game Boy est présentée officiellement pour la première fois à la presse seulement 4 mois avant sa date de sortie annoncée pour le 14 avril 1989 au Japon (La sortie américaine est prévue pour Juillet 1989). Nintendo met en avant son autonomie de 35 heures et son prix modique de 12 800 yens (plus cher que les 10 000 yens escomptés mais moins cher qu’une Famicom qui coûte 14 800 yens). Quoiqu’il en soit la Game Boy ne semble pas défrayer la chronique. En France on entend parler de la Game Boy pour la première fois dans le magazine Micro News de Mai 1989, puis de Juillet/Août 1989 qui annonce une « mini-console » sans enthousiasme particulier. C’est clairement la Super Famicom qui retient toute l’attention, dont l’absence au CES (Consumer Electronic Show) de Chicago de juin 1989, l’ancêtre de l’E3, est particulièrement remarquée.
C’est dans le magazine Tilt de Juillet/Août 1989 qui rend compte du CES de Chicago qu’on a la réaction la plus représentative de la presse de l’époque. Le journaliste de Tilt estime qu’« Avec son écran monochrome de 5x5 centimètres, le Games boy (sic) de Nintendo ressemble pour l’instant davantage à un jeu LCD qu’à une console. » Les seuls points positifs relevés sont surtout son prix modique et le soutien d’une véritable armada d’éditeurs tiers. En revanche, la Lynx « la dernière bombe d’Atari » qui, « pour sa part fait très fort » (« regardez les photos des jeux présentées pages suivantes » s’exclame le journalite), avec une « définition et des couleurs fantastiques » et qui ont « toutes les chances de faire un malheur » retient toute l’attention de Tilt. Le journaliste comparant les deux consoles conclut que « le produit de la compagnie US est beaucoup plus excitant. »
Ce type de réaction est typique en occident, et Taki, qui s’est déplacé aux Etats-unis pour présenter la Game Boy, a pu constater, au sein même de Nintendo America, le manque d’enthousiasme sur place où l’on craignait notamment qu’elle ne perturbe les ventes de la Nes.
Après un léger report, la Game Boy sort le 21 avril 1989 au Japon avec un line-up de 4 jeux : baseball, Mahjong, Super Marioland et Alleyway. C’est immédiatement un véritable raz de marée, les boutiques sont prises d’assaut et dévalisées. En moins d’une semaine le stock initial de 300 000 machines s’est volatilisé. Durant toute l’année 1989 les Game Boy trouvent preneur à peine mises en rayon. Lorsque la console, autrefois si moquée et dénigrée, sort le 31 juillet aux Etats-unis c’est à nouveau la folie, la Game Boy portée par le bundle Tetris, s’arrache. Dès août, la console atteint son premier million d’exemplaires vendus (720 000 au Japon et 280 000 aux Etats-unis). Au pays du soleil levant et sur le nouveau continent la Game Boy connaît de graves pénuries qui culmineront lors de Noël 1989. L’action de Nintendo monte en flèche pulvérisant toutes les prévisions et au terme de l’année fiscale en Mai 1990, la firme de Kyoto va publier des résultats stupéfiants dégageant des bénéfices supérieurs à ceux de Toyota.
Dès le début, Nintendo écrase la concurrence. Tout d'abord en 1989 la Lynx d’Atari, et à partir de la fin 1990 la Game gear de Sega et la PC Engine GT de Nec qui connaissent des ventes beaucoup plus modestes. A l’été 1990 le match semble déjà plié avant même d’avoir réellement commencé. Le 28 août 1990, dans un discours offensif, le Président Yamauchi annonce triomphalement avoir vendu à la fin juillet 1990, 3,04 millions de consoles et 18,72 millions de jeux. Il vise ses concurrents, notamment Sega et Nec qui s'apprêtent à sortir leurs consoles, sans les citer:
« Quand nous avons annoncé la Game Boy, beaucoup nous ont fait comprendre qu’il était bizarre de sortir une console à écran monochrome à une époque où on aurait plutôt tendance à favoriser la couleur. Beaucoup nous ont dit que cette machine ne se vendrait pas. Laissez moi vous expliquer pourquoi nous avons fait ce choix du monochrome. Les écrans couleurs actuels sont totalement illisibles lorsqu’on se trouve sous la lumière du soleil. Le concept de la Game Boy est justement de pouvoir jouer partout autour de la planète, que ce soit à la plage, à la montagne ou dans un train. Vous en conviendrez, à quoi sert une console portable si elle ne peut être utilisée dès que le soleil pointe son premier rayon ? Sans parler de la consommation énergétique, primordiale pour ce genre de produit. Une console doit pouvoir offrir du plaisir suffisamment longtemps sans nécessiter des changements de piles onéreuses. Bref, avec une machine couleur inutilisable au soleil et des piles qui ne tiennent pas, comment voulez vous recevoir l’approbation des joueurs ? C’est le B.A-BA de tout constructeur de hardware qui se respecte ... ».
En 1990 Nintendo augmente considérablement sa production de Game Boy, et petit à petit les pénuries sont résorbées. Le 28 septembre 1990 la console sort enfin en Europe. La presse vidéoludique, circonspecte, lui fait un accueil plutôt glacial. Toutefois si les journalistes boudent généralement la Game Boy ces publications regorgent de publicités rutilantes affichant de nombreux screenshots, et proposent déjà un catalogue impressionnant de jeux disponibles, souvent importés des Etats-unis ou du Japon.
5ème partie : les jeux !
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