[DOSSIER] Genèse et histoire de la Game Boy (2ème partie)
La R&D1 réfléchit à l’avenir des Game & Watch
Cependant les enfants se lassent des Game & Watch. En 1983, seulement trois ans après leur lancement, les ventes déclinent dangereusement au Japon. Non seulement le marché des jeux électroniques est saturé de clones parfois bien plus cools que les jeux Nintendo mais la technologie même de ces jeux limite les possibilités des créateurs qui doivent déployer des trésors d’ingéniosité pour réaliser des jeux amusants.
Par ailleurs à partir de 1983 les petits japonais sont captivés par la Famicom dont les jeux tranchent radicalement avec le gameplay souvent rébarbatif des Game & Watch proposant une expérience proche de l’arcade comme Donkey kong, Popeye, Mario Bros et Xevious.
YOKOI a un processus créatif bien à lui. Il est convaincu que « les plus grandes inventions sont composées d’une multitude de petites évolutions simples ». Il envisage le successeur des Game & Watch comme quelque chose d’aussi simple et évident que le radio-transistor, la calculette ou le walkman :
« Quand j'imagine un nouvel objet, ma philosophie consiste à proposer, dans la mesure du possible, quelque chose d'unique au monde et que personne n'a encore inventé […] Pour moi le modèle en la matière est le walkman de Sony. En y regardant de plus près, on constate que l'avance technologique du géant de l'électronique à cette époque n'est pour rien dans ce succès. En effet, le walkman n'utilise que des composants de base et n'importe quelle société d'électronique aurait été capable de l'inventer […] La véritable difficulté et c'est là que réside tout le génie de la marque Sony, c'est d'avoir été le premier à avoir trouvé le concept. »
Pour innover, Gunpey Yokoi s’appuie sur une philosophie : La pensée latérale des technologies désuètes. « Ce que j'aime à répéter, explique Yokoi dans la biographie que Takefumi Makino lui a consacré, c'est qu'il faut penser latéralement une technologie désuète. En d'autres termes lorsqu'une technologie est suffisamment popularisée et démocratisée, les prix liés à son utilisation baissent de façon notoire […] Plus clairement, cela consiste à repenser l'utilisation de technologies à priori anciennes et sur le point d'être abandonnées. »
La pensée latérale des technologies désuètes c’est donc l’art combinatoire de recycler des technologies obsolètes apparues dans d’autres domaines pour les détourner de leur destination initiale afin de créer de nouveaux concepts. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé pour les Game & Watch puisque Yokoi et Okada ont repensé la façon de voir les technologies devenues courantes et bon marché des calculettes pour créer un objet ludique inédit.
L’idée de base de Gunpey Yokoi pour la remplaçante des Game & Watch c’est de créer une console se démarquant totalement de la Famicom de la R&D2. Il imagine les grandes lignes du futur Walkman du jeu vidéo. Une machine bon marché, moins chère que la Famicom tout en étant techniquement comparable, et dotée d’une excellente autonomie. La future console portable devra, afficher un prix inférieur à 10 000 yens (lorsqu’un Game & Watch vaut 6 500 yens et qu’une Famicom coûte quant à elle 14 800 yens). Il s’agit donc de réaliser des économies dans tous les domaines comme le confirme Gunpey Yokoi ce qui implique le choix d’un écran monochrome :
« J’ai commencé à imaginer le projet Game Boy quand les ventes de Game & Watch ont montré quelques signes de fléchissement. […] A ce stade, le concept de la Game Boy était déjà bien défini dans mon esprit : l’écran devait être monochrome et la console multisofts. Le seul souci concernait le prix, puisqu’il devait prendre en compte les réflexes de consommation des joueurs, et donc être inférieur à celui de la Famicom. Pourtant, une machine dotée d’un écran, surtout à cette époque, ne pouvait décemment pas être proposée à un tarif inférieur à une machine n’en disposant pas ! C’est d’ailleurs pour cela que j’ai très rapidement fait le choix d’un affichage monochrome. Sachant que la mission qui m’était confiée était impossible à relever sans feinter , j’ai donc cherché à supprimer, limiter de façon radicale, tout ce qui pouvait l’être. »
Entièrement pensée autour des besoins des utilisateurs en matière de portabilité le concept de la future Game Boy prend des allures intempestives de Non-Famicom. Elle ne saurait être dotée, dans l’esprit de Yokoi, d’un écran couleur gourmand en énergie :
« Pour moi cette console était en premier lieu une évolution des Game & Watch. Il ne s’agissait pas d’une version portable de la Famicom ! Or exactement comme pour les premiers jeux électroniques, la Game Boy allait devoir être transportée partout par les utilisateurs et donc fonctionner avec des piles. Un tel produit n’avait dès lors aucune légitimité si les batteries insérées ne permettaient pas une durée d’utilisation comprise au moins entre 10 et 20 heures. ! A la même époque, les téléviseurs portatifs munis de petits écrans LCD existaient déjà mais leur autonomie ne dépassait même pas l’heure et demie ! En outre les technologies de rétro-éclairage d’antan étaient telles qu’en cas de visionnage en extérieur, on ne voyait rien du tout. »
10 juin 1987 : le projet DMG est lancé
Selon Yoshihiro TAKI, il est difficile de dater l’origine exacte du projet visant à remplacer les Game & Watch qui aboutira à la Game boy : « En réalité, nous n’avons jamais cessé de faire des recherches pour améliorer le concept des Game & Watch. Donc la Game Boy n’est que l’aboutissement de toutes ces recherches entreprises dès la fin des années 70 ... ».
Yoshihiro Taki
Cependant dans l’Histoire de Nintendo n°4, Florent Gorges, nous apprend que c'est le 10 juin 1987 que la division Nintendo Research and Development 1 (R&D1) dirigée par Gunpey Yokoi reçoit expressément l'ordre du Président Yamauchi de concevoir une console portable multisoft à un prix inférieur à 10 000 yens pour remplacer les Game & Watch. Deux hommes sont nommés pour effectuer les premières recherches du projet DMG (pour Dot Matrix Game) sous la direction de Gunpey Yokoi : Yoshihiro Taki et Takehiro Izushi. Ceux-ci étudient déjà les écrans à cristaux liquides depuis de nombreuses années. Ils élaborent un premier prototype à partir d’un agenda électronique de poche, le tout récent PA-7000 conçu par Sharp, dont l’écran monochrome se démarque de la concurrence par la finesse de ses graphismes et conçoivent dans la foulée un petit jeu consistant à attraper des libellules avec un filet. Les deux hommes constatent que la vitesse d’affichage et de désaffichage est trop lente produisant un désagréable effet de rémanence laissant une traînée noire dès qu’il y a un objet en mouvement (ce qui rend l’écran illisible) et déplorent la présence d’un seul dégradé de gris.
Malgré ses liens privilégiés avec Sharp, qui fabrique les écrans des Game & Watch, Nintendo décide dès le 17 juillet 1987, de réaliser une étude de marché auprès des fabricants d’écran miniatures et de faire jouer la concurrence. Rapidement la R&D1 va être sur la même longueur d’onde avec une firme, Citizen, qui leur présente un écran monochrome innovant de type Chip on Glass (COG), performant et moins cher que les technologies déjà anciennes proposées par Sharp qui ne peut pas s’aligner. L’écran de Citizen permet une économie d’espace et de connectique déterminante. En outre cette technologie est très souple et modulable puisqu’elle permet au client de choisir les performances de l’écran en terme de résolution graphique ou de dégradés de gris. Certes cette technologie est loin d’être de la même qualité qu’un véritable écran de télévision monochrome mais il est beaucoup moins cher et moins gourmand énergétiquement. « Il faut savoir, précise Taki, que d’un point de vue strictement mécanique, un écran de télé et un écran Game Boy utilisent les mêmes technologies d’affichage. C’est juste que les performances sont revues à la baisse pour une Game Boy. Or, vous vous en doutez, pour 1300 yens l’écran, on avait évidemment un écran avec une résolution bien plus faible, un rafraîchissement d’affichage plus lent et un nombre de nuances de gris plus réduit que pour une utilisation télévisuelle. »
Les hommes de Nintendo tiennent donc un écran viable techniquement. Reste à savoir, avant même que le projet DMG soit véritablement avancé, si celui-ci est viable économiquement. Des négociations serrées vont donc s’engager entre Nintendo et Citizen comme l’explique TAKI: « A ce stade nous savions déjà que notre DMG était réalisable techniquement. Mais avant d’avancer plus loin dans le développement et l’élaboration du concept , nous devions aussi nous assurer que le projet était réaliste d’un point de vue économique. Donc chez Nintendo , les négociations économiques ont toujours lieu très en amont des projets. Pour faire simple, une idée de produit n’est bonne que lorsqu’elle est viable économiquement ! C’est donc la partie économique qui fait toute la différence ! Bref, il y a le concept de base, sa faisabilité technique et la viabilité économique. Une fois toutes ces étapes passées, on peut envisager le reste qui n’est que de l’ordre du détail. »
Le 22 août 1987 Taki, après avoir négocié une réduction sur les écrans de 1300 à 1000 yens en contrepartie d’un engagement de 100 000 écrans par mois, rédige un rapport qui donne le feu vert à la réalisation du projet DMG avec la collaboration de Citizen. Le projet est viable techniquement et économiquement. On peut donc passer à l’étape suivante à savoir la conception de la future Game Boy.
Battle Royale au sein de la division Nintendo R&D1
Alors que Gunpey Yokoi est sur le point de valider le futur avec Citizen pour la partie écran, le 25 août 1987, lors d’une réunion au sein de la division R&D1 suite au rapport rendu par Taki, Satoru Okada remet en question le concept même de la Game Boy imaginée par Gunpey Yokoi. Cette crise met en lumière la guerre que se livrent les principaux cadres de la R&D1, qui ne sont d’accord sur rien. Depuis le début du projet les réunions sont orageuses. Deux camps s’affrontent. Celui de Gunpey Yokoi et celui de Satoru Okada. Ce dernier ne veut pas que la future console portable de Nintendo soit une évolution des Game & Watch. Ce qu’Okada veut c’est faire une famicom portable :
« Pour que vous me compreniez bien , j’étais très motivé à l’idée de fabriquer une véritable famicom portable améliorée, avec un microprocesseur Ricoh encore plus performant. Je me disais que quitte à faire une console portable autant que ce soit la Famicom, le phénomène du moment ! Certes, l’écran serait resté en noir et blanc, mais cela nous aurait malgré tout permis de réaliser des portages de jeux facilement ! Et même d’avoir des jeux encore plus aboutis ! »
Au cours de cette réunion du 25 août 1987, qui s’apparente à un véritable putsch, Okada prend le contrôle du projet DMG contestant frontalement la philosophie de Gunpey Yokoi :
« J’étais totalement contre sa vision et même si Yokoi était mon supérieur direct je lui ai toujours tenu tête. On se disputait souvent à cette époque. Et un jour pendant une réunion, il a fini par craquer. Il en a eu marre et il m’a dit : ‘OK ça suffit ! Fais donc comme ça te chante !’. Là je lui ai répondu : ‘D’accord ! Vous me donnez toutes les responsabilités ?’ et comme il a acquiescé, le projet Game Boy a finalement pris un chemin qui me semblait plus sûr ... »
Satoru Okada est désormais à la tête du projet, il a les mains libres pour réaliser une version portable de la Famicom et prend contact avec Ricoh pour concevoir le microprocesseur dont il aura besoin pour sa vision du projet DMG. Pendant ce temps Gunpey Yokoi annonce le 28 août 1987 au Président Yamauchi que Nintendo va travailler avec Citizen pour les écrans. Ce dernier valide et rendez-vous est pris avec les cadres de Citizen pour officialiser cette décision pour le 1er septembre 1987.
A ce stade on se dirige donc vers une console avec un microprocesseur Ricoh et un écran Citizen. Sauf qu’Okada a omis juste un petit détail, à savoir prévenir la R&D2 (qui a conçu la Famicom et développe la Super Famicom) de son projet de Famicom portable : « Quand Uemura l’a appris, il n’était pas content du tout. Il faut dire qu’il travaillait sur le projet Super Famicom et ne voulait pas qu’on empiète sur ses plate-bandes. Il nous disait ; `Ne bloquez pas les ressources de Ricoh avec votre projet ! Je vais en avoir besoin pour la Super Famicom ! Alors trouvez un autre partenaire !’ ». Dès lors, Okada ne pouvant pas travailler avec Ricoh, est contraint de se tourner vers un processeur 8 bits Sharp LR35902, qui est un hybride de l'intel 8080 et du Zilog Z80, un processeur complètement différent du processeur de la Famicom, ce qui exclut le portage facile des jeux d’une machine vers l’autre.
Dès lors tout va déraper. Le 1er septembre 1987 alors que Nintendo et Citizen viennent d’officialiser leur collaboration, survient un coup de théatre. Le président Yamauchi fait machine arrière et décide, suite à une visite inopinée et une entrevue avec une délégation de Sharp, que Nintendo travaillera non pas avec Citizen mais avec Sharp pour la partie écran du projet DMG. Désormais la future Game Boy aura non seulement un processeur Sharp mais également un écran Sharp.
Suite à ce rétropédalage les pro-citizen subissent une purge et sont écartés de l’élaboration du futur écran Sharp de la Game Boy. Taki insinue qu’Okada ne serait pas étranger au sabordage de la collaboration avec Citizen : « Le mardi 25 août, donc, il y a eu une réunion houleuse entre Yokoi et Okada au sujet de mon rapport Citizen. Dans celui-ci, j’avais expliqué que le projet que nous imaginions était désormais parfaitement réalisable et que c’était désormais à eux de jouer, pour monter une équipe et aller jusqu’au bout. C’est là que j’ai appris qu’Okada avait récupéré toutes les responsabilités du projet. Pire, la semaine suivante j’apprenais qu’il n’avait plus du tout besoin de moi et que j’étais écarté du projet DMG … […] En gros, on m’a fait comprendre qu’il n’avait plus besoin de moi pour travailler avec Sharp. J’étais choqué d’entendre cela. Ce projet Game Boy, j’y tenais tellement ! Du coup, je suis allé voir Yokoi et je lui ai annoncé que je donnais ma démission … »
Yokoi va donc demander à Taki d’attendre et va intervenir pour redéfinir et redistribuer les responsabilités dans le projet DMG. Suite à une nouvelle réunion beaucoup plus apaisée il est décidé que la partie CPU serait déléguée à Okada. Yokoi, toujours officiellement directeur du projet, se réserve quant à lui la responsabilité de la partie écran avec Taki comme bras droit.
Suite du dossier (3eme partie) :
https://www.gamopat.com/2023/01/dossier-genese-et-histoire-de-la-game-boy-3eme-partie.html